Mon "scrapbook", tout simplement

Bolivie – 3

Cette randonnée se partage en 4 pages:  010204

Du 6 au 24 septembre 2016

Texte et photos de Jean-François Bouchard
Augmenté de photos de Mario Gagné


J08 – Mercredi 14 septembre

De Tupiza à Quetena Chico – 280 kilomètres

À l’heure de notre rendez-vous, nous découvrons qu’une demi-douzaine de 4×4 stationnent devant l’hôtel. Nous ne sommes donc pas les seuls à nous engager dans une aventure semblable. Parmi ces groupes, il y a un de 4 ou 5 Français voyageant eux aussi avec la même agence que nous, Alaya.

Nous trouvons rapidement notre guide-chauffeur, Román Colque. Un homme d’une quarantaine d’années, originaire d’Uyuni, la capitale du tourisme d’aventure de l’altiplano bolivien. Nous sommes un peu surpris qu’il soit accompagné d’un cuisinier, qui porte, comme notre guide de Potosí, le prénom de Elvis. Nous comprendrons au fil du voyage que sa présence n’aurait pas été tout à fait essentielle. En fait, c’est pour lui l’occasion de faire son apprentissage de guide-chauffeur.

Le 4×4 dont nous disposons est un Lexus bien équipé pour la balade que nous entreprenons. Roman conduit. Elvis occupe l’autre place devant. Mario et moi avons la seconde banquette à nous. C’est confortable. Comme nous nous engageons dans une région isolée et presque sans services, la voiture dispose de beaucoup d’autonomie. Par exemple, nous avons quatre jerricans de 30 litres de carburant sur le toit, pour pallier à l’absence totale de stations-service dans la première moitié de ce voyage. Nous avons un attirail complet de cuisine, une grosse bonbonne de gaz, deux grandes glacières pour la nourriture, une table de pique-nique pliante, une trousse d’outils complète comprenant même un petit compresseur pour regonfler les pneus.

Tupiza est à 2950 mètres d’altitude, au fond d’une vallée. Dès que nous quittons la ville, nous nous engageons dans une montée vers des collines qui se transforment rapidement en un plateau qui avoisine les 4000 mètres. Nous demeurerons plus ou moins à cette altitude pour toute la durée des dix jours à venir.

Contrairement à ce que j’avais imaginé, l’altiplano n’est pas un plateau totalement horizontal et rectiligne. C’est une série de larges vallées planes, bordées de collines plus ou moins marquées, et limitées par les deux grandes cordillères qui s’élancent vers les 6000 mètres.

La route est bien rude, le plus souvent une simple égratignure faite par une niveleuse sur la surface naturelle du fond de vallée. On n’est pas du tout certain qu’elle soit entretenue régulièrement. Certains passages sont plus difficiles, souvent au franchissement d’une zone humide ou d’un petit ruisseau. En ces occasions, les conducteurs choisissent des passages sauvages alternatifs, de sorte que les chemins se multiplient fréquemment.

L’altiplano a une vie animale très riche. Les plus visibles sont les quatre espèces de camélidés: les lamas et les alpacas qui sont domestiqués, paissent en grands troupeaux et tiennent la place des bovins dans cette région, alors que les vigognes et les guanacos sauvages eux se tiennent en plus petits groupes, beaucoup plus timides et nerveux. La région que nous traversons est particulièrement connue pour la cueillette de la laine très précieuse des vigognes.

Nous arrêtons dans un village (peut-être est-ce Nazarenito, mais je ne me souviens plus précisément). Il assez grand pour disposer d’une école ainsi que ce qui tient lieu d’aréna en Bolivie, un terrain de basket couvert (et quelquefois protégé par des demi-murs) qui joue le rôle d’une salle de village. C’est le début de l’heure du dîner à l’école. Les enfants sont en train de se diriger en piaillant et en se bousculant vers le court de basket lorsqu’ils découvrent les deux étrangers que nous sommes. Voilà pour eux une belle occasion pour s’attarder autour de nous.

Román s’arrête dans un tout petit magasin et négocie avec les propriétaires l’utilisation de cet espace pour le repas du midi. Pendant ce temps, Elvis met la table et extirpe du 4×4 le repas chaud qu’il avait préparé ce matin avant le départ. Nous sommes surpris d’avoir ce bon repas chaud, alors que nous pensions être limités à un simple pique-nique.

La route à couvrir pour cette première journée est très longue. Tel un navire au long cours, nous longeons de très vastes vallées où la perspective semble illimitée. Et nous ne traversons que rarement des villages. Encore sont-ils généralement bien petits.

Après le village de San Antonio, nous arrivons à un lieu (à 4700 mètres) que Román nous annonçait depuis le matin sous le nom de “ville-fantôme”. Il s’agit en fait des ruines de San Antonio del Nuevo Mundo, une ville minière coloniale fondée en 1645. Elle a connu une croissance rapide, jusqu’à compter plus de 6000 habitants, c’est-à-dire autant qu’il y en aura dans le grand centre argentin de Córdoba un siècle plus tard. Les voyageurs contemporains y recensaient 6 ou 7 églises. Les mines d’argent locales ont été exploitées à leur maximum pendant une centaine d’années, monopolisant la plus grande partie de la population de la région du désert de Lípez, avant de péricliter lentement, jusqu’à être complètement abandonnée. Un mythe local très fort (et très enjolivé) attribue l’abandon de cette ville à une malédiction diabolique, qui pourrait avoir été liée à un épisode de choléra.

La ville était composée d’un centre civique, où se concentraient les Espagnols et tous les édifices publics, d’un quartier destiné aux mineurs indigènes (Huaico Seco) et du quartier des ingenios, les usines de raffinage du métal. Nous passons quelques instants dans les ruines encore évidentes du centre civique. Il en ressort que San Antonio del Nuevo Mundo devait être une ville impressionnante en particulier dans l’environnement stérile de ce désert d’altitude. La beauté du retable de la principale église (qui a été récupéré et transporté au couvent de Santa Teresa à Potosí) en atteste.

Il commence à se faire tard. Nous continuons notre route vers l’entrée de la Reserva Nacional de Fauna Andina Eduardo Avaroa, le parc national de plus de 7000 kilomètres carrés qui couvre tout le Sud Lípez et où nous passerons les prochains jours. Ici comme en Argentine, il existe pour l’accès aux parcs et attractions une discrimination très active: les touristes étrangers paient 150 bolivianos d’entrée contre seulement 30 bolivianos pour les Boliviens eux-mêmes.

Nous atteignons la “capitale” de cette région magnifique, Quetena Chico, un village de 400 personnes situé à 4200 mètres d’altitude, tout juste après le coucher du soleil. Il a fallu toute la journée pour parcourir les 280 kilomètres depuis Tupiza.

Nous nous établissons dans un refuge assez simple: une chambre privée, beaucoup de couvertures dans les lits puisqu’il fait froid à cette altitude et qu’il n’y a aucun chauffage, une table, des chaises et une cuisine invisible d’où sortiront de bons plats chauds. Ce sera la norme pour cette partie du voyage. Il y a quelquefois des douches chauffées, mais le froid nous épargne les sueurs durant le jour et ne nous encourage pas à affronter l’eau tiède ou froide. Le refuge est entièrement tourné vers une cour intérieure où les chauffeurs stationnent tous les véhicules pour la nuit, en ayant soin de bien clore les grands portails, pour protéger ceux-ci du vol peut-être mais surtout du froid. Le refuge a vraiment des allures de caravansérail.

Nous prenons le repas avec les quatre Français de l’autre groupe. La conversation nous permet de découvrir que la quasi-totalité de la clientèle de Alaya est composée de francophones. Nous constatons aussi que nos commensaux ont des exigences de confort plus élevées que les nôtres. Ici à Quetena, ils se considèrent “en enfer”. Par bonheur, pour eux, cette étape au confort sommaire sera suivie d’étapes plus luxueuses, dans des hôtels plus élaborés.
Un autre grand groupe de Français (9 ou 10 peut-être) loge au refuge. Ils ont le même programme d’ascension que nous pour le lendemain.


J09 – Jeudi 15 septembre

Ascension du Volcan Uturuncu
Seconde nuit à Quetena

Cette journée est consacrée à notre première ascension, celle du volcan Uturuncu (jaguar en langue Quechua), qui s’élève à 6008 mètres, à seulement 15 kilomètres à l’est de Quetena. L’idée d’atteindre un sommet de 6000 mètres (et en revenir) à l’intérieur d’une seule journée est bien particulière. Quand on pense que Mario et moi avons fait une approche de presque 2 semaines pour atteindre les 6000 mètres du col de Saribung au Népal ! Une telle facilité d’accès n’existe à peu près seulement que dans les Andes; le plateau dépasse partout les 4000 mètres et bon nombre de montagnes de plus de 6000 mètres disposent de chemins miniers pour en faciliter l’accès. En fait, plusieurs des nombreux volcans locaux sont des sources naturelles de soufre (et d’autres produits) qui sont faciles à exploiter avec des moyens techniques simples; le simple traçage d’un chemin en permettait l’accès.
Nous nous levons très tôt, à la fin de la nuit. Nous prenons un bon déjeuner. Nous préparons les bagages du jour. Les chauffeurs s’acharnent à faire démarrer les 4×4, qui ont de la difficulté à vaincre le grand froid (environ -10°C) en plus des difficultés habituelles de la carburation en altitude; les moteurs doivent tourner un bon moment avant de “ronronner”. Le soleil se lève à peine lorsque nous quittons le village. Les fenêtres se chargent vite de buée et les premiers kilomètres se font au pas, un peu à l’aveuglette.

Nous suivons un vieux chemin minier (pour nous approcher du volcan. Nous dépassons vite les ruines d’une usine de traitement de minerai. Puis nous continuons notre montée sur le chemin minier. Nous arrêtons notre progression autour de 5600 mètres, puisque le chemin devient moins carrossable. Nous aurions toutefois pu continuer, ce qui nous aurait permis de rouler sur le bout de route carrossable le plus élevé au monde ! Nous choisissons de faire le reste à pied, mais en continuant de suivre le chemin jusqu’à l’ancien chantier d’extraction entre les deux sommets, autour de 5800 mètres. Román et Elvis nous accompagnent tous les deux.

Il n’y a plus qu’à gravir les 200 derniers mètres dans un champ de soufre un peu spongieux, dans une odeur caractéristique, au milieu de petites fumerolles. Mais, il faut compter avec une pente qui dépasse les 45 degrés, avec un sol friable et instable, avec l’altitude qui sollicite les poumons et avec un vent extrêmement fort qui s’approche peut-être des 100 kilomètres-heure. L’effort n’est pas insignifiant !

Le groupe fait une pause sur un petit col à 5920 mètres, qui élargit la vue vers l’ouest, permettant ainsi d’admirer les deux pans principaux de la montagne. Je décide d’arrêter là mon ascension, car le vent m’étouffe littéralement. Le grand groupe des Français nous rejoint à ce moment. Mario continue jusqu’au sommet, qu’il atteint en une petite demi-heure.

Du sommet, nous avons un panorama extraordinaire sur le paysage lunaire du Sud Lípez et les lacs multicolores qui l’entourent, dont la bien nommée Laguna Celeste. Il fait très beau. Le soleil est radieux.

Le retour s’effectue évidemment plus rapidement que l’aller. Nous revenons au refuge en début d’après-midi. Il y a donc plein de temps pour le dîner et pour un bon repos.


J10 – Vendredi 16 septembre

De Quetena Chico à Laguna Colorada – 210 kilomètres

Nous partons tôt car la journée sera longue avec de nombreux points d’intérêt. Nous quittons Quetena Chico (le Petit) et nous engageons vers le sud, en passant à 5 kilomètres de là par le village de Quetena Grande (le Grand). Mais il y a vraiment confusion, puisque le Petit est beaucoup plus grand que le Grand. Allons donc savoir !

Nous n’avons pas l’intention d’arrêter à Quetena Grande. Mais nous y sommes forcés puisqu’il y a un barrage à la sortie du village. Le gardien nous réclame un péage car, dit-il, les villageois ne reçoivent aucune part des droits d’entrée encaissés par la Réserve. Une discussion s’engage avec Román, qui finit (au bout d’une dizaine de minutes) par semer le doute dans l’esprit du gardien quant à la validité de son effort de perception de péage.

À contempler l’abondance d’eau dans les ruisseaux et dans les fonds de vallée, il est facile de comprendre pourquoi le village est établi là où il l’est. La plaine environnante est une oasis bien riche dans ce désert du Sud Lípez. Une multitude de canards pataugent dans les nombreuses pièces d’eau ourlées du gel et du frimas du matin.

La vallée regorge aussi de lamas et d’alpacas. Nous constatons d’ailleurs que ces troupeaux domestiqués ont cette habitude bien réglée de se regrouper le soir et de passer chaque nuit en un endroit protégé, souvent près de la maison de leurs maîtres, dans un corral ou près d’une grosse pierre. Ce lieu semble être toujours le même, si l’on en juge sur les énormes amoncellements de leurs petites crottes noires qui leur servent de “reposoirs”. Après avoir d’abord observé ce phénomène ici, nous le retrouverons partout.

Nous nous engageons ensuite dans le vrai désert. En fait, nous passerons toute la journée dans une région particulièrement désertique qui marque l’extrême sud de la Bolivie. Nous sommes à proximité des frontières argentine et chilienne. Nous sommes même sur le chemin qui mène à San Pedro de Atacama, le chef-lieu de la région désertique chilienne. Une certaine portion des 4×4 que nous croisons (ou suivons) font d’ailleurs le lien entre les deux pays.

Nous longeons d’abord un beau grand lac salé. Puis la Laguna Kollpa (en Quechua, kollpa signifie borax) où nous nous arrêtons pour observer les chantiers d’extraction du borax en bordure de ce grand lac salé en voie d’assèchement. De nombreux sacs y sont empilés, prêts à l’expédition vers le Chili.

Quinze kilomètres plus loin, nous abordons le très grand Salar de Chalviri, qui fut dans le passé lui aussi exploité pour son borax. La route le traverse sur plus de 10 kilomètres. Sur la rive opposée, nous passons Polques, avec sa source d’eaux thermales. Nous n’y arrêtons pas car il y a déjà trop de monde pour la petite piscine qu’on y trouve. Comme nous y repasserons dans quelques heures, de retour des lagunes du sud, nous devrions pouvoir jouir d’un peu plus de solitude à ce moment pour s’y baigner.

Le chemin continue et nous découvrons 10 kilomètres plus loin la Jara Pampa, un grand désert de sable, qu’il est possible de voir dans son ensemble à distance puisqu’une pente douce nous le présente. Ce désert, où il est maintenant interdit de circuler, mais qu’il vaut mieux voir dans son ensemble, à distance, inclut quelques dizaines de gros rochers aux formes bizarres répartis de distance en distance. L’effet est remarquable. On ne peut que songer aux nombreuses peinture de Salvador Dali qui combinent une étendue déserte et des formes fantasques. On appelle donc ce site le Désert de Dali.

À cet endroit, nous dépassons trois cyclistes français d’âge mûr, engagés dans un voyage de longue distance avec leurs vélos lourdement chargés. L’effort à fournir doit être d’autant plus énorme que la surface des chemins de la région est souvent d’un sable mou. Sans oublier que nous sommes à 4700 mètres d’altitude. Ils ne semblent pas trop en souffrir, et il se réjouissent d’arriver bientôt à San Pedro de Atacama, où ils retrouveront le bitume.

Chaque jour, à partir de midi, nous apercevons souvent des tourbillons de poussière sur la plaine. Nous poursuivons notre chemin 25 kilomètres plus loin vers la Laguna Verde, d’une superficie de 5 km². Comme son nom l’indique, le lac possède une couleur verte due à la forte présence de composés chimiques (bicarbonate de plomb, soufre, arsenic et calcium). En présence de vent, cette couleur est avivée par le clapotis de l’eau. Nous sommes maintenant tout juste devant le magnifique volcan Licancabur (5910 mètres) à cheval sur la frontière chilienne. Juste à côté, se trouve la Laguna Blanca, un autre lac salé d’une superficie de 11 km². Sa couleur caractéristique provient elle aussi de la très haute proportion de différents sels minéraux.

Nous retournons sur nos pas (environ 40 kilomètres), jusqu’aux eaux thermales de Polques, où il y a moins d’affluence que ce matin. Même si la température de l’air est autour de 12 ou 15 degrés, l’eau de la petite piscine est à 30 degrés.

Une fois le choc initial de la chaleur de l’eau passé, quel plaisir de paresser dans cette eau qui s’avère bien confortable, avec le décor magnifique des montagnes à l’ouest et de l’immense Laguna Salada (une partie du Salar de Chalviri) à l’est.

Nous nous engageons ensuite en direction du nord. Nous nous arrêtons une petite heure pour pique-niquer. Puis nous continuons vers un champ de geysers (et autres manifestations de puissance volcanique) portant le nom de Sol de Mañana. Nous nous arrêtons au beau milieu de toute cette activité, à 4850 mètres. Dans l’espace de quelques centaines de mètres, nous avons droit à toutes sortes de mouvements volcaniques, des mares de boue en ébullition, des jets de vapeur, des piscines d’eau chaude, des éruptions d’eau salée. On sent la surface de la terre bien fragile.
Le gouvernement a installé ici un projet d’exploitation géothermique. L’objectif serait de produire suffisamment d’électricité pour desservir toute la région environnante du Sud Lipez.

Nous continuons notre chemin et nous retrouvons sur un promontoire d’où nous dominons la Laguna Colorada, dont nous sommes encore séparés d’une quinzaine de kilomètres. En route, nous croisons un groupe de perdrix andines (en fait des Tinamous des Andes ou Nothoprocta pentlandii) qui ne daignent même pas s’envoler devant notre véhicule. Román soutient que c’est l’altitude qui les empêche de voler. Une belle théorie, mais sans valeur scientifique puisqu’elle n’expliquerait pas le vol attesté de vautours et de grues au-delà du niveau des 10.000 mètres.
Nous arrivons à la Laguna Colorada. C’est un lac salé important, situé à une altitude de 4300 mètres, et d’une superficie de 60 km², qui n’a pourtant qu’une profondeur moyenne de 35 centimètres. Il contient de grandes îles de borax, accumulé au fil des millénaires. Son nom démarque bien par la coloration rouge bien caractéristique de ses eaux, qui est due à des sédiments de cette couleur et aux pigments de certains types d’algues qui y vivent. Pour les hispanophones, le mot colorado ne signifie pas coloré, comme on pourrait le penser, mais plutôt rouge ou même rougeâtre. Le principal intérêt de ce lac est d’être le principal lieu de reproduction pour les trois espèces de flamants des Andes, qui y vivent par milliers.

Nous nous dirigeons directement vers une petite péninsule qui surplombe de quelques mètres la laguna. Sa surface aux nombreuses teintes de rouge nous entoure presque complètement. On aperçoit de très nombreux groupes de flamants un peu partout. Il y en a un de plusieurs centaines d’oiseaux juste à côté. Une bonne moitié est en train de s’alimenter. L’autre moitié est engagée dans un déplacement de masse, alternant allers et retours en une danse folle et sans objet apparent. Leur nombre est impressionnant. Un plus petit nombre des flamants s’approche d’une bonne source d’eau douce qui se déverse vers la laguna pour s’abreuver rapidement, et retourner à toute vitesse vers la sécurité du grand groupe. C’est facile de les observer car ils ne sont qu’à quelques dizaines de mètres de nous. Quelques lamas s’abreuvent eux aussi et broutent les herbes bien fraîches qui bordent la source.

La Laguna Colorada attire grand nombre de visiteurs. Mais il n’existe ici aucun village pour pourvoir à leurs besoins. Il y a pourtant ici plusieurs hostales et de petits commerces, que des habitants de Quetena Chico (pourtant éloigné de 60 kilomètres en ligne droite) ont décidé d’établir. Nous logeons dans le plus beau de ces hostales. Il est tout neuf, tout propre. Comme toujours, les lits sont confortables, avec une demi-douzaine de grosses couvertures, épaisses et lourdes.


J11 – Samedi 17 septembre

De Laguna Colorada à San Juan – 210 kilomètres

Au départ, nous passons la barrière de la réserve nationale, qui utilise les vieux bâtiments désaffectés des extracteurs du borax. Nous arrêtons à un autre belvédère qui donne une vue englobante sur la Laguna Colorada. Nous pouvons admirer les milliers de flamants qui se réunissent en petits groupes dans toutes ses anses. Il est encore tôt et les oiseaux sont encore relativement immobiles. En effet, l’eau salée de la laguna est encore un peu gelée en surface. Les oiseaux, qui ont dormi les pieds dans l’eau, sont donc pris dans la glace mince, le frasil, qui fondra incessamment.

Après cette pause, nous nous engageons dans ce qui est appelé le désert de Siloli, une suite de vallées particulièrement hautes (autour de 4700 mètres), recouvertes d’un sable fin qui donne un sol très mou où il est important d’abaisser la pression des pneus des 4×4. Avec une telle surface, on a peine à imaginer les efforts que les quelques cyclistes qui s’aventurent jusqu’ici doivent déployer pour avancer.

Nous effectuons un arrêt à un site particulièrement symbolique de la région, l’Árbol de Piedra (ou Arbre de pierre). Il s’agit d’une formation de grès mou qui a la forme d’un arbre rabougri d’environ 7 mètres de haut, due à l’érosion éolienne des forts vents locaux transportant du sable. Cet “arbre” attire toute l’attention, mais il fait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste de telles pierres érodées, le résidu d’une ancienne strate en voie d’érosion.

Les vastes espaces sableux se resserrent en un passage assez étroit, entre deux falaises rocheuses. Nous traversons le Cañon del Inca, où les nombreuses vizcachas, ces gros lièvres andins, attendent les miettes que laissent les touristes en passant, en échange d’une photo.

Depuis la Laguna Verde jusqu’au Volcán Ollagüe, sur plus de 200 kilomètres, notre parcours suit la frontière chilienne de très près. Comme les vallées sont éminemment “carrossables”, il serait très facile de franchir celle-ci. Nous verrons d’ailleurs un peu plus loin que le passage amical de la frontière et la contrebande sont des activités fort populaires en ces régions. Juste après le Cañon del Inca, nous observons même un hôtel d’un luxe relatif qui est établi à moins de 2 kilomètres d’un passage non contrôlé vers le Chili.

Juste après cet hôtel, nous longeons une agréable série de 5 lacs, nichés au pied des montagnes qui marquent la frontière. Ce sont tous des lacs d’eau salée, d’une superficie entre 2 et 8 km², où les flamants et les mouettes andines abondent. Les lagunas portent les noms de: Ramaditas, Honda, Chiar Khota, Hedionda et Cañapa. La présence de ces mouettes des Andes (Chroicocephalus serranus) à de telles altitudes est surprenante; alors que nous lions toujours cette famille d’oiseaux avec le bord de la mer, cette espèce préfère les altitudes entre 2000 et 4000 mètres, quelquefois plus haut même, mais presque jamais plus bas.

Quelques kilomètres plus loin, nous quittons le désert du Sud Lípez car on peut voir au loin une vraie route, celle qui relie Uyuni et le Chili. Une route secondaire non asphaltée, mais une vraie route, qui nous change du désert.

Nous apercevons le Volcán Ollagüe qui marque cette frontière chilienne que nous longeons toujours. Une belle montagne de 5868 mètres, un volcan classique en forme de cône régulier, avec de très jolies fumerolles de plus de 100 mètres qui sourdent aux trois-quarts de sa hauteur. Nous nous arrêtons même l’admirer à un belvédère, situé dans un champ de pierre ponce dont les replis prennent des formes fantasques.

Nous descendons doucement à un hameau qui porte le nom de Estación Avaroa (3700 mètres), la gare-frontière sur la ligne de chemin de fer entre Uyuni et Antofagasta. Il y a là quelques camions qui attendent patiemment la méticuleuse inspection de la douane de sortie bolivienne. Román, qui a naguère été conducteur de camions, parle d’attentes pouvant s’allonger sur 3 ou 4 jours. Des petites pensions précaires assurent le gîte et le couvert pour ces camionneurs.

La petite cour de triage ferroviaire est remplie de vieux wagons abandonnés depuis longtemps. Ce sont des images pittoresques dans ce décor désertique, mais c’est aussi une énorme indication de l’inefficacité historique des transports boliviens.

Comme nous arrivons, un train moderne de wagons minéraliers s’ébranle de la gare bolivienne vers la gare chilienne, que nous pouvons à peine deviner à 4 ou 5 kilomètres, de l’autre côté de la saline.

Même si je sais que notre programme et les exigences administratives ne le permettraient pas, j’aurais bien envie de traverser la frontière à ce poste. Pourquoi ? Parce que je sais que, à moins de 25 kilomètres en ligne droite du côté chilien, il y a un lieu que j’ai toujours identifié comme un bel objectif de randonnée. Il s’agit du Cerro Aucanquilcha (6176 mètres), un volcan assoupi dont le sommet abritait une importante mine de soufre aujourd’hui abandonnée; elle était desservie jusqu’à ce sommet par une route carrossable, ce qui en faisait la route la plus élevée du monde. Ce serait une belle randonnée. Si proche, et pourtant hors de portée !

Nous quittons la gare et nous engageons tout de suite dans le Salar de Chiguana (d’une superficie de 414 km²) sur lequel nous roulons jusqu’à notre fin d’étape. Sur cette grande saline, alternent des zones de sel pur (et dur) où nous roulons très vite et d’autres zones où les intrusions saisonnières d’eau bousculent la surface et ralentissent la progression.

Le salar est aussi traversé par la ligne de chemin de fer qui file en ligne bien droite sur son petit talus artificiel. Nous faisons une pause le long de cette voie, et nous nous livrons à des jeux d’illusions d’optique et de perspective.

Nous atteignons bientôt les abords du village de San Juan. Mais nous n’y pénétrons pas. Nous nous dirigeons plutôt vers une grande maison grise sans attrait particulier en dehors du village. Mais, surprise, nous découvrons qu’il s’agit d’un hôtel de sel. Nous sommes dans les parages du Salar de Uyuni, que nous atteindrons demain. La proximité d’une telle réserve d’un matériau facile à extraire et à travailler a rendu très populaire l’utilisation des blocs de sel dans la construction des maisons, surtout lorsqu’elles sont destinées à héberger les touristes. Les murs de notre gîte sont donc construits de blocs de sel. Tous les meubles le sont aussi, les lits, les tables, les sièges. Les planchers également, qui comportent une couche de quelques centimètres de cristaux de sel; cela donne une impression bien particulière que de circuler dans une épaisse couche molle.

Il est encore tôt lorsque nous nous établissons dans cet hostal. Nous sommes les premiers à arriver. Mais, au coucher du soleil, plusieurs groupes de jeunes touristes arrivent, jusqu’à ce que toutes les chambres soient prises.


J12 – Dimanche 18 septembre

De San Juan à Coquesa – 126 kilomètres

Les autres groupes sont déjà partis depuis un bon moment lorsque nous quittons le gîte. Nous traversons le village de San Juan, puis nous nous dirigeons vers le nord, en direction du Salar de Uyuni, qui sera le thème de cette journée.

La région se spécialise dans la culture de la quinoa. Même si les terres très sablonneuses paraissent pauvres et sèches, la plante croît très bien ici. On sème en septembre. Les graines demeurent en dormance relative pour le premier mois, prenant l’humidité qui commence à apparaître. La croissance réelle débute en novembre. Les buissons de cette pseudo-céréale prennent de l’ampleur avec les pluies. Puis on récolte en avril.

Nous traversons une petite montagne, et nous nous retrouvons avec une vue panoramique de l’immense Salar de Uyuni, le plus grand désert de sel du monde (et le plus élevé). Il couvre près de 11000 km², soit 11 fois la superficie du Lac St-Jean, presque la moitié de celle du Lac Érié, un peu plus grand que le Liban ou la Jamaïque, ou 30% de la Belgique.

Il est le vestige de mers anciennes. Sa surface de sel se compose de lithium (plus de 50% de la réserve mondiale), de bore, de potassium, de magnésium, de carbonates (borax) et de sulfates de sodium. Sa dimension et sa brillance en font le lieu privilégié de calibrage pour les satellites de navigation.

Il nous est bien facile d’imaginer que ce salar c’est la mer, tellement il est remplit l’horizon. Pour nous Québécois, c’est facile de le confondre avec la surface d’un lac gelé.

Nous passons l’agréable village de Mañica, où nous prenons le temps de marcher le long de la route. Nous admirons les magnifiques murs de pierre sèche traditionnels; ils sont tellement minces et apparemment instables, mais ils traversent bien le temps, si l’on en juge par les vestiges anciens de terrasses.

Un peu après, nous longeons un misérable camp militaire près du village de Colcha “K” qui se cache dans une étroite vallée. Nous ne sommes vraiment pas impressionnés de la “force de frappe” bolivienne. C’est tout au plus un campement de pauvres fantassins, tout juste capables de défiler devant leurs officiers.

Nous continuons de longer le salar, et pouvons ainsi remarquer que les falaises sur sa bordure sont couvertes d’un large anneau très distinctif de coraux fossilisés, vestiges des temps très anciens où le salar était une vraie mer.
Nous arrêtons à un petit hameau nommé Puerto Chuvica. Notez bien le mot puerto, qui semble bien choisi pour ce point de départ d’une des routes qui traversent le salar. Le hameau est un point d’étape, avec de petites échoppes et une barrière de péage. On aperçoit même, fait cocasse, une tourelle dotée d’un phare marquant la position du lieu, pour guider les véhicules qui traversent l’étendue de sel la nuit.

Nous aurions pu y visiter la Cueva de las Galaxias, une grotte subaquatique qui a été couverte par les eaux il y a 12.000 ans, ce qui nous rappelle que l’océan était présent dans cette zone. Mais nous préférons plutôt faire une petite rando jusqu’à un petit promontoire, 200 mètres au-dessus de la grotte et du salar.

Nous nous engageons ensuite sur le salar lui-même, sans prendre la grande traverse vers Colchani à l’est. Nous nous dirigeons plutôt vers l’île de Incahuasi, le centre géographique du salar, une distance de 40 kilomètres droit au nord sur une surface totalement plane, totalement blanche.

Au bout de quelques kilomètres, Román nous gratifie d’un bel arrêt. Nous arrêtons sur un chantier d’extraction de blocs de sel. Comme nous sommes dimanche, les ouvriers n’y sont donc pas. Mais il est facile d’observer les marques de leur travail. De longues lignes ont été sciées dans la surface. Des blocs, grands et petits, ont été extraits. D’autres sont empilés. Et les visiteurs qui passent n’ont pas manqué d’élaborer de petites constructions fantaisistes, ou des messages écrits en blocs de sel. J’y vais de mon propre message en sel, dont je fais des photos à l’intention de Louise.

Nous reprenons notre cap vers l’île de Incahuasi, où nous allons pique-niquer. L’île (de seulement 25 hectares) est en fait le sommet submergé d’un ancien volcan. C’est un lieu très achalandé en mi-journée, avec des dizaines de 4×4 qui s’y rassemblent. Se trouvant à 85 kilomètres de Uyuni, le centre du tourisme régional, c’est la destination parfaite pour les touristes qui désirent vivre l’expérience tellement horizontale et infinie du salar, sans s’engager dans un voyage plus long.

De nombreux cactus géants (Echinopsis atacamensis) dont certains atteignent 10 mètres de hauteur, poussent à la grandeur de l’île, laquelle est couverte de grandes structures de corail fossiles.

Mario et moi suivons le petit sentier qui monte à son sommet. Nous découvrons de fort belles vues, d’abord au nord sur le volcan Tunupa (dont nous allons faire l’ascension le lendemain), ensuite à l’ouest sur les nombreux volcans de la cordillère frontalière, y compris deux cônes que nous pourrions imaginer comme étant deux images imbriquées de la même montagne.

Román et Elvis éloignent un peu notre 4×4 des autres véhicules. Ils plantent un parasol emprunté au restaurant de l’île. Ils montent la table de pique-nique. Ce qui nous fait la plus belle terrasse de tout le salar !

Nous roulons à nouveau sur le salar, plein nord, en direction du volcan Tunupa, à une autre quarantaine de kilomètres. Nous devrions nous établir pour la nuit à Coquesa, le village situé à son pied. Il faut une petite demi-heure de conduite en ligne droite sur une surface parfaitement plane, parfaitement blanche.

Même si nous roulons sur une surface bien dure, nous avons vraiment l’impression de naviguer en bateau sur un très grand lac. On aperçoit de temps en temps d’autres 4×4 qui circulent au loin, s’approchant, s’éloignant, nous croisant, nous longeant. Juste comme si tous ces 4×4 étaient des bateaux rapides, circulant à la vitesse folle de 90 kilomètres-heure. Román peut même se permettre de se retourner pour nous parler, tout en conduisant.

Nous arrivons à Coquesa, petit village qui semble avoir une grande activité d’hôtellerie touristique. Nous nous installons à l’Hostal Tunupa.

Román et Elvis nous demandent de nous tenir prêts à les suivre environ 30 minutes avant le coucher du soleil. Ils ont une surprise pour nous, “une surprise dont nous nous souviendrons toute notre vie” disent-ils. Nous sommes au rendez-vous. Nous montons dans le véhicule, et nous nous dirigeons vers le salar, dont nous longeons à une distance de 1 ou 2 kilomètres la “rive” vers l’ouest. Román choisit un endroit où nous pourrons voir le soleil se coucher dans le col entre deux collines.

Sitôt arrêtés, Mario et moi commençons à arpenter la surface de sel, qui est divisée en grandes sections séparées par de minuscules zones de contact et de pression par où la saumure s’échappe à l’occasion, lorsqu’il pleut. On a l’impression d’une magnifique terrasse. Nous prenons plusieurs photos du salar, du soleil couchant et des montagnes environnantes.
Román sort de ses poches une figurine de dinosaure (un Tyrannosaurus Rex) en plastique. Il nous suggère de faire une photo d’illusion de perspective avec ce jouet. Nous nous prêtons au jeu. Le résultat: les photos de ce grand dinosaure qui attaque de si petits êtres humains, sont plutôt convaincantes !

Pendant que nous nous amusions, Elvis était disparu. Nous le retrouvons très occupé près du hayon arrière du 4×4. Il avait préparé des chips et des arachides pour accompagner une bouteille de vin rouge qu’ils nous offrent à déguster au coucher du soleil. Nous sommes effectivement surpris de cette attention. Seul problème: nous avons tous laissé nos canifs et nos tire-bouchons à l’hostal ! Avec un peu d’imagination, nous parvenons tout de même à déboucher la bouteille, à verser le vin.

Román nous montre une nouvelle manière de trinquer. Il suffit de prononcer la phrase suivante ¡ Arriba, abajo, al centro, pa’ dentro ! En quatre mouvements: en levant le verre au bout du bras (arriba), en le baissant à la taille (abajo), en le tenant droit devant (al centro) et en le portant aux lèvres et en buvant (pa’ dentro). Voilà une bonne nouveauté à retenir !

Nous nous sommes ensuite appliqués à observer le coucher de soleil, tout en sirotant notre vin bolivien.


 

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