Mon "scrapbook", tout simplement

LLullaillaco – Jours 2 à 4

Jour 2 – dimanche 18 novembre
Au village de Tolar Grande (3500m)

 

Ce jour ne comporte pas de grands défis. Mais cela permet aux membres du groupe de se connaître et de créer un certain esprit collectif. Il faut dire que quatre d’entre nous ont déjà effectué des excursions avec Nicolás: Aníbal, Álvaro, Fernando d’Argentine et moi-même, certains ayant même été ensemble du même voyage.

En matinée, nous partons tranquillement en direction d’un lieu appelé Ojos de Mar, c’est-à-dire les Yeux de la Mer, ou l’Origine de la Mer. Il s’agit évidemment d’une grande exagération. Nous ne visiterons que la portion la plus basse du petit salar de Tolar Grande, là où des vestiges de l’eau de la saison des pluies sont encore visibles dans trois ou quatre bassins relativement petits, une trentaine de mètres de diamètre. Nulle goutte de ces bassins ne s’écoule vers la mer. Mais peu importe ! Nous sommes quand même contents de nous dégourdir les jambes et de fournir un certain effort à cette nouvelle altitude.

Après un dîner de panchos (les hot-dogs argentins) et une sieste paresseuse, nous partons en véhicules à peu de distance en direction du nord, à travers un labyrinthe de hautes collines abruptes et arrondies, pour gravir l’une d’elles: le Mirador. Il ne s’agit pas d’un sommet significatif, peut-être de seulement 50 mètres, mais sa position géographique lui a permis d’intercepter une quantité importante de sable, dans une série de grandes dunes. À notre arrivée, nous y trouvons une famille locale de 7 personnes qui a profité de ce dimanche tranquille pour y venir sur 4 bicyclettes avec deux planches à neige, dans le but de dévaler les grandes pentes de sable.

Nous ne comptons que gravir la colline pour admirer la magnifique vue qui se déploie à l’ouest sur le Salar de Arizaro et sur les six volcans de plus de 6000 mètres de la prochaine chaîne de montagne: Incahuasi, Guanaquero, Aracar, Salin, Pular, Pajonales, Arizaro, Socompa et LLullaillaco.

Mais nous nous laissons prendre à sympathiser avec cette famille bien originale, en particulier avec la grande adolescente qui se débrouille fort bien sur la pente accentuée et qui profite des conseils éclairés de Nicolás. Nous profitons bien du point de vue et prenons une variété de photos de groupe.

De retour à Tolar Grande, Armando nous prépare une merienda de churros (une collation de pâtisseries frites). Plus tard, on nous sert un délicieux souper composé de rôti et de pommes de terre. Un excellent repas. Mais tous déplorent les portions un peu limitées. Ce sera d’ailleurs un thème du voyage.

La journée se termine par une visite à la despensa (une sorte de petit magasin général) pour une bière et quelques parties de baby-foot et de billard.

Jour 3 – lundi 19 novembre
du village de Tolar Grande (3500m)
à la gare de Vega de Arizaro (3500m)

 

Nous quittons le confort relatif de Tolar Grande et nous nous engageons vers l’ouest, sur la route 27 qui mène au col de Socompa. En quelques kilomètres, nous sommes déjà au bord du Salar de Arizaro, l’un des plus grands salares de la puna (autour de 2000 km2). Seul le Salar de Uyuni le dépasse, avec ses 12000 km2. À partir de ce moment, faute d’une onzième place dans les véhicules, Armando se retrouve dans la caisse d’une des camionetas, allongé sur la masse de nos sacs à dos, la tête entourée d’un grand foulard. Nous nous engageons dans un segment de chemin tout droit, pour une longue traversée du salar, sur plus de 15 kilomètres cette fois-ci. Nous longeons d’abord le chemin de fer mais les deux parcours rectilignes s’écartent graduellement l’un de l’autre, jusqu’à ce que nous le perdions de vue.

Contrairement à certains salares très photogéniques comme les Salinas Grandes de Jujuy ou le Salar de Uyuni de Bolivie , où la surface de sel d’un blanc très pur s’étend à perte de vue sans la moindre ride, les salares de la puna ont une surface aussi inquiète que celle des glaces du St-Laurent en fin d’hiver, et la blancheur du sel est ternie par le brun et le gris des cailloux et des poussières. On en retient une impression de profonde agitation. On se désole à imaginer l’enfer que devait représenter la traversée de ces étendues désolées pour les conducteurs de trains de mules et les meneurs de bétail qui les traversaient naguère.

Sitôt cette immensité traversée, nous laissons la piste principale pour nous engager dans un territoire d’exploration minière intense. Cela commence tout de suite par une série de longues tranchées pratiquées en bordure du salar supposément pour faire sourdre l’eau stockée sous la croûte de sel. Il en résulte d’improbables bassins, des piscines pleines d’eaux d’un vert vif et choquant, chargée de sels variés. De belles photos !

Les collines tout autour, dans lesquelles nous nous engageons, sont labourées de nombreuses pistes, de trous et de buttons. Les activités minières bousculent l’esthétique de ce paysage qui a été patiemment adouci et arrondi au fil des millénaires. Le travail de la pluie et du vent est si lent que ces traces prendront des siècles à disparaître.

Nous contribuons nous mêmes à bouleverser le paysage, puisque nous nous engageons en mode tout-terrain, pour arriver plus directement à notre prochaine étape, une des gares de l’ancien chemin de fer, située au pied de la montagne où nous effectuerons notre première ascension.

C’est pour moi une première expérience de tout-terrain. C’est d’abord un choc, en raison des traces que nous (et d’autres avant nous) laissons sur le paysage. Il faut aussi dire que le sol ferme de gravier bien compacté et de petites pierres et les collines doucement vallonnées offrent un terrain de jeux bien séduisant. Cette première expérience est donc aussi un plaisir.

Nous cherchons un peu notre chemin à travers toutes les possibilités qui s’offrent à nous. Après des hésitations, Nicolás reconnaît bientôt au loin l’alignement des poteaux télégraphiques du chemin de fer. Il s’empresse de le rejoindre en ligne droite dans le décor. Nous nous engageons ensuite sur la simple piste qui longe le chemin de fer. Au bout d’une petite heure, nous nous débouchons dans une large vallée sise au pied du Volcán Arizaro (5774m), dont nous nous proposons l’ascension.

Encore un bout de mauvaise piste le long du chemin de fer et à travers de petits salares, et nous arrivons à la gare abandonnée de Vega de Arizaro (3500m). Il n’y a rien autour. Que l’immensité naturelle des lieux. À peu près aucune végétation. De rares flamants et des vigognes. Et, bizarrement, une relative abondance de passereaux qui apparaissent de nulle part, et y retournent aussitôt, volant toujours à vive allure, en rase-mottes.

L’Arizaro domine tout le paysage. On le voit dans son ensemble, grosse masse aux lignes douces, qu’on croit être tout juste à portée. Juste devant la gare, à 6 kilomètres en droite ligne, nous pouvons admirer un magnifique cône volcanique bien symétrique, qui s’élève à 600 mètres de l’autre côté de la vallée, beau et parfaitement proportionné, “comme dans les livres”.

L’établissement se compose de plusieurs bâtiments, presque tous d’humbles logements en piètre état. Seule la gare elle même est encore utilisable, bien que les fenêtres soient disparues depuis longtemps. Une rapide inspection nous assure qu’il serait possible d’y établir nos quartiers. Il n’y a qu’à donner un bon coup de balai dans les deux pièces les plus propres pour nous débarrasser de l’accumulation de cette fine poussière minérale que les vents laissent partout, et à barricader les fenêtres pour contenir le vent et le froid durant la nuit.

Certains se mettent à ces tâches. D’autres déchargent les camionetas. D’autres enfin préparent un repas de salade, accompagnée des restes de tartas de l’avant-veille. Tout le monde s’installe, dans ce nouvel univers, toujours poussiéreux malgré nos vaillants efforts. Il faut dire que, dans une des pièces, la quantité de poussière était à ce point imposante que nous avons renoncé à la transporter à l’extérieur; nous l’avons simplement poussée dans un coin et couverte d’une grande tôle ondulée.

Nous effectuons une visite complète des lieux. Les autres bâtiments n’attirent pas vraiment l’intérêt. Seule l’épave d’un petit camion nous intéresse, le temps de l’envahir tous pour une mémorable photo de groupe.

On observe aussi sur une voie de service deux curieux wagons de déneigement, conçus pour charger la neige (qui tombe occasionnellement à cette altitude) plutôt que pour l’écarter de la voie.

Le groupe explore aussi un étonnant corral (clôture pour bétail) qui donne sur une voie de triage et qui semble fraîchement construit. De toute évidence, la sécheresse du lieu permet de préserver le ciment, le bois et le fil de fer dont il est bâti. Nous demeurons cependant perplexe face à l’utilisation d’une telle installation. Un poste de transfert du bétail ? Un endroit de repos pendant le transit ? Sachant qu’il n’y a aucune végétation aux environs, et que la seule eau disponible dans ce désert doit être pompée du sous-sol, la vie du bétail ne pouvait pas être facile. Une petite randonnée juste au-delà de ce corral nous en convainc tout de suite puisque nous trouvons sur le sol de nombreux os éparpillés, des centaines de cadavres en fait.

L’Arizaro est très facilement visible depuis la gare. Le trajet que nous allons suivre est facile à voir depuis la gare. Cela nous paraît tout simple. Se rendre à pied d’œuvre. Gravir un large corridor. Puis un replat. Ensuite une arête finale. Enfin le sommet. Mais nous sommes tout de même à une distance de 15 kilomètres et un dénivelé de près de 2300 mètres de ce sommet. La pureté de l’air, et les proportions gigantesques du paysage nous trompent impunément.

Ce soir, c’est un repas de fête, car Nicolás nous fait la surprise d’un souper de fajitas.

Jour 4 – mardi 20 novembre
de la gare de Vega de Arizaro (3500m)
au camp d’altitude de l’Arizaro (4800m)

 

Ce matin, c’est le départ pour la vraie montagne. Nous allons vers le Volcánde Arizaro, un sommet de 5774 mètres, pour nous “faire les poumons, le cœur et les jambes” avant d’envisager l’ascension principale de notre expédition. L’intention est de monter un camp intermédiaire autour de 4800 mètres, et d”atteindre le sommet tôt le jour suivant.

Nous effectuons les premiers 7 kilomètres en utilisant les capacités tout terrain de nos camionetas. Nicolás et Augusto prennent grand soin de demeurer sur les surfaces les plus fermes et d’éviter les “coulées” de sable plus fin où nous nous serions certainement enlisés. Cette approche se fait sur l’immense pente périphérique de la montagne, à peine pentue au début, mais dont l’ inclinaison augmente doucement.

Les montagnes du coin sont assez peu burinées par l’eau, qui ne coule que très sporadiquement, le plus souvent en minces nappes qui n’exercent leur pouvoir d’érosion et de transport de matériaux sur des siècles et des millénaires. Les pentes sont donc très régulières et extraordinairement longues. Elles font une transition extrêmement douce, presque interminable, depuis les versants à 45 degrés des sommets jusqu’aux plaines à 2 ou 5 degrés, sur dix ou quinze kilomètres. Le paysage est bourré de ces très longues pentes qu’on peut visualiser comme étant des cônes de déjection extrêmement allongés ou même des deltas un peu pentus. Les définitions classiques de la géographie se perdent un peu ici.

La conduite des véhicules est délicate. La force combinée des quatre roues motrices est loin d’être inutile. C’est la déclivité accrue, combinée à l’obstacle du lit très rocailleux d’un “torrent” saisonnier, qui nous force à laisser les véhicules. Nous sommes alors rendus aux environs de l’altitude de 4000 mètres. Chacun charge son sac, qui est pourtant plus léger qu’il ne le sera au LLullaillaco, car il n’est pas nécessaire ici de nous munir des crampons et du piolet, pas plus que de trimbaler 3 ou 4 journées de ravitaillement.

Nous ne sommes pas au pied du couloir le plus commode pour atteindre le sommet. C’est pourquoi nous devons monter de biais dès le départ. Nous avançons une première demi-heure sur une plaine de gravier un peu inclinée. Sa surface “crève” assez régulièrement sous nos pas. De prime abord, j’ai l’impression qu’il s’agit de terriers creusés trop près de la surface. Mais de quel animal s’agirait-il ? Et comment expliquer que ça arrive presque à chaque minute ? J’en viens à la conclusion que, suite aux dernières grandes pluies et aux gels de l’hiver qui s’achève, la masse de gravier aurait été “gonflée” par l’eau en un équilibre instable que la pression de nos pas dérange.

Nous continuons à grimper de biais, sur une pente encombrée de blocs de pierre assez gros. Puis nous aboutissons au pied du couloir choisi. À partir de ce moment, nous sommes en montée directe, avec un angle plus prononcé qui ne cesse d’augmenter doucement. Nous demeurons au creux de ce couloir.

Les sacs sont assez lourds. Mais, comme il est coutumier en haute montagne ils sont peut-être encore plus volumineux. Car il faut prévoir une variété de vêtements et d’équipements pour affronter les sommets. Pour l’Arizaro, nous avons laissé crampons et piolets à la gare, car il est évident que, hormis quelques petits névés dans les creux un peu abrités du soleil, il n’y a ni neige ni glace sur ce sommet très exposé. Sous d’autres cieux, une altitude de plus de 5700 mètres à la fin du printemps signifierait encore des conditions hivernales. Mais ici, la basse latitude (24 degrés sud) et l’extrême sécheresse permettent des conditions estivales.

Nous interrompons la montée pour un petit pique-nique de salade de thon et de tomates, confortablement assis au grand soleil. Puisque nous sommes au fond d’un couloir, notre vision est limitée. Mais l’orientation de ce couloir nous donne une vue sur presque 100 kilomètres jusqu’au-delà du Salar de Arizaro. Nous voyons bien les vegas (plaines alluviales et marais) situés près de la gare, un peu plus loin de petits volcans, puis la blancheur du Salar lui-même et les montagnes qui le bordent au loin.

La montée reprend. Il est encore tôt, mais nous savons qu’il faudra bientôt trouver un emplacement pour monter notre camp. Car, au-delà, il serait difficile de trouver un terrain assez vaste (surtout assez plat) pour monter nos quatre tentes. Nicolás nous a déjà prévenu que nous serions le premier groupe aussi important à gravir cette montagne assez peu fréquentée, et qu’il ne fallait pas compter sur un campement antérieur déjà préparé.

Un peu plus loin, le fond de notre gorge est encombrée d’un petit champ de penitentes. Ces surprenantes formations verticales de neige accumulée qui se sublime plutôt que de fondre lorsque le point de rosée est inférieur au point de congélation, se présentent sous forme d’arêtes et pinacles très profondément sculptés. Comme ils ne fondent pas mais se subliment. Ils disparaissent donc sans laisser de rigoles ou de ruisseaux car le vent se charge de dissiper cette humidité. Mais, aussi minime soit-elle, cette source d’eau attire de nombreux passereaux qui vont et viennent à vive allure. Toute source d’eau est précieuse ici !

Même s’il ne représentent pas en soi un obstacle particulièrement important, les penitentes occupent tout le fond du couloir et ils nous obligent à les contourner. Comme les flancs de la gorge sont maintenant bien couverts de pierres instables sur leur fondement de sable et de gravier. Le rythme ralentit. À ce moment, Nicolás réalise que nous sommes en train de dépasser le dernier site possible de campement. Nous revenons donc un peu sur nos pas et inspectons les possibilités du rebord d’une petite terrasse à 4800 mètres, le seul endroit intéressant bien que passablement incliné.

Puisque cette montagne est très rarement escaladée, encore moins par des groupes de notre taille, il n’existe aucun site de campement habituel. En travaillant tous ensemble, nous parvenons à préparer un espace minimum pour nos quatre tentes sur une ligne perpendiculaire à la pente, tout juste à la limite de la terrasse. Les uns rejettent les pierres au loin, les autres poussent le gravier et la terre pour aplanir la surface du campement. Ça demande beaucoup d’efforts. Mais les tentes finissent par être montées, avec les nombreux ajustements nécessaires. Nous nous retrouvons avec un beau camp, aussi exigu soit-il. Toutes les tentes seront partagées à trois, sauf pour Marco et Tercia qui auront le privilège d’une petite tente à deux places.

Le vent se lève vite. Le soleil décroît rapidement. Le froid apparaît dès que notre petit repli se retrouve à l’ombre. Nous sommes en altitude, dans un désert froid, en absence de tout couvert nuageux. Il n’est donc pas étonnant que l’air environnant perde la chaleur du jour à une vitesse phénoménale. La puna a la réputation de connaître les plus grands écarts de température au monde, allant jusqu’à 60 degrés Celsius: +30°C le jour, 30°C la nuit.

Le vent, qui avait été assez calme tout au long de la journée se lève maintenant. Il rugira toute la nuit, rendant les déplacements très hasardeux. Chacun retraite à présent dans sa tente. Chacun fait ses meilleurs efforts pour s’installer dans l’espace restreint qui lui est disponible.

Les guides n’ont d’autre choix que de cuisiner dans leur tente, car le vent ne leur laisserait aucune chance à l’extérieur. Au menu, un bol de purée (déshydratée) de pommes de terre rehaussé de quelques tronçons de saucisses à hot-dog. Une bien navrante ration, que chacun avale dans sa tente. Il vente tellement que les bols circulent d’une tente à l’autre, par-dessous les toiles. Pas question de sortir ! Malheureusement, les portions sont petites. Ça grogne dans les tentes ! Nicolás refait de la purée, mais il n’y a plus de saucisses. Il faut s’en contenter.

Je partage une tente avec Álvaro et Fernando du Brésil. Ce dernier nous annonce qu’il ne pourra pas continuer l’ascension le jour suivant. Pourquoi ? lui demandons nous. Il nous explique dans son espagnol très laborieux (qu’il est difficile de distinguer de son brésilien) qu’il avait depuis un certain temps une hernie inguinale non opérée mais stable. Son médecin n’y voyait pas un obstacle à ce voyage. Mais l’effort de la montée, avec une bonne charge, a ravivé la douleur. Il ne désire pas forcer sa chance. Il restera donc au campement, et devrait faire de même au LLullaillaco. Quelle tristesse !

Nous nous couchons dès le repas terminé, car il faudra se lever tôt le lendemain. Nous déployons des efforts extraordinaires pour nous préparer à la nuit dans l’exiguïté de la tente. Finalement, lorsque nous sommes tous les trois allongés, il devient évident que la nuit sera difficile, et que nous devrons calculer avec beaucoup d’attention tous nos mouvements. La nuit sera intenable. Le vent continue de prendre de la force. Il rugira toute la nuit.

Suite…