Mon "scrapbook", tout simplement

LLullaillaco – Jours 5 et 6

Jour 5 – mercredi 21 novembre
du camp d’altitude de l’Arizaro (4800m)
à la gare de Vega de Arizaro (3500m)

En ce jour de sommet, nous sommes réveillés un peu avant le lever du soleil. C’est un peu tard pour une journée de sommet, mais Nicolás estime que cette cime est toute proche, et que nous aurons amplement le temps. En fait, il sous-estimera la difficulté de cette ascension, et nous n’aurions jamais pu réaliser l’ambitieux programme de la journée, qui incluait à l’origine notre transfert au LLullaillaco en fin de journée.

Nous ne prenons aucune forme de déjeuner, soit-disant pour gagner du temps. Ceci est étonnant lorsqu’on sait que cette journée sera longue et exigeante. Selon son habitude, Nicolás a distribué aux ascensionnistes un tout petit sac ZipLoc contenant seulement des bonbons, des chocolats, des biscuits, quelque noix, pour tenir lieu de déjeuner et de dîner en cette journée de sommet. Il en avait été de même l’année dernière sur le Nevado de Cachi.

Nous apprenons que Augusto est déjà parti, en pleine nuit,dans le but d’atteindre le sommet en solo, puis nous y attendre et nous accompagner à la descente. Comme nous le savions déjà depuis la veille, Fernando du Brésil demeure au campement. Tercia, qui était déjà satisfaite de sa montée d’hier, fait de même.

Le jour se lève à peine, bien au loin à l’horizon. Il fait encore sombre. Nous avons encore besoin de nos frontales pour un petit moment. La montée s’amorce au fond du couloir. Dans une zone instable, à la limite du champ de penitentes, Nous avançons avec difficulté, de biais dans des pentes fortes et instables. Nous découvrirons à la descente qu’il aurait été beaucoup plus facile de gravir franchement vers l’arête et de la suivre. Nous approchons des 5000 mètres. Notre acclimatation n’a pas été très longue et elle a de toutes façons été faite à 3500 mètres. Cette carence apparaît rapidement. Moins de deux heures dans la montée, Aníbal demande à retourner au campement; c’est Armando qui l’accompagne.

Je trouve, moi aussi, la montée difficile. En effet, la pente est forte et le rythme du groupe est un peu rapide, les pauses ne sont pas assez fréquentes et elle sont trop courtes. Aux alentours de 5200 mètres, je propose à Nicolás de poursuivre à mon rythme, dans la direction générale du sommet, qui est bien visible, mais sans y prétendre. La surface de montée est régulière, sans dangers et je garderais le contact visuel avec le groupe. Je me joindrais au groupe pour la descente. Nicolás est d’accord. L’instant d’après, Marco-Aurelio demande de se joindre à moi.

Le groupe du sommet, maintenant réduit à Nicolás, Álvaro, Fernando d’Argentine et Omar poursuit sa montée, en visant cette fois l’arête principale, qui débouchera sur le sommet. Marco et moi continuons à mi-pente du couloir, en nous donnant comme objectif un petit col évasé autour de 5400 mètres où persiste un peu de neige, situé entre le sommet principal et un sommet secondaire. Peu après, Marco propose d’interrompre l’ascension et de retourner au campement.

Dans la descente, nous rencontrons Armando, qui venait de laisser Aníbal. Peu de temps après, nous croisons Augusto, qui revenait du sommet, sans avoir rencontré le groupe de Nicolás. Les trois guides sont munis de radios VHF pour cette expédition. Augusto et Armando décident de contacter Nicolás.

L’approche du sommet est plus difficile que ce qui était prévu, en raison de la relative difficulté d’escalade des parois rocheuses qui prolongent l’arête, et à cause de la force des vents qui dépasse les conditions normales. L’ascension prendra donc plus de temps que prévu. Le programme de la journée qui prévoyait que, au retour de l’ascension de l’Arizaro, tout le groupe se déplace vers le camp de base du LLullaillaco, sera impossible à tenir car il manquera de temps. Il faudra donc le revoir, et passer une seconde nuit à la gare de Vega de Arizaro. Le transfert vers le LLullaillaco devra attendre au lendemain.

Il est alors convenu que ceux qui ne sont pas en route vers le sommet démontent trois des quatre tentes du campement à la mi-journée et qu’ils retournent aux camionetas, puis à la gare. Ce groupe des 7 y parvient vers 15h00, et prépare un almuerzo de simples et délicieux sandwichs jambon-fromage qui compensent pour l’absence du petit déjeuner.

Le quatre braves qui ont atteint le sommet, bravant les vents qui ne cessaient de s’intensifier, n’arrivèrent à la gare que vers 19 heures. Ils firent une belle mais très difficile montée. Les pentes étaient plus fortes qu’anticipé à l’approche du sommet, et un vent extrême mettait presque leur sécurité en jeu sur l’arête finale. Tous sont satisfaits mais bien fatigués.

Le repas du soir, composé d’une autre version de fajitas, permet à tout le monde de se retrouver.

La douleur de Fernando du Brésil a été ravivée par l’effort de la descente. Depuis son retour à la gare, il est “enfoui” dans son sac de couchage. C’est clair qu’il ne pourra pas plus faire aucune autre montée jusqu’à la fin du voyage, et qu’une éventuelle aggravation de son état de santé pourrait affecter l’ensemble du groupe. Il devient tentant de songer à son évacuation vers Tolar Grande où il y a une petite clinique, un médecin et même une ambulance. Le village n’est qu’à une soixantaine de kilomètres, et ce transfert serait envisageable pour la journée du lendemain, sans mettre en cause le déroulement du reste de l’expédition.

Omar, celui qui se définit toujours comme un “animal urbain” et qui s’était joint au groupe avant tout pour évaluer le plaisir que la montagne pourrait lui donner, voudrait profiter de cette évacuation pour lui aussi interrompre le voyage et retourner à Buenos Aires. Même s’il est un de ceux qui ont atteint le sommet d’Arizaro, et même s’il a aimé l’expérience physique de cette ascension, il ne se sent pas particulièrement d’âme de montagnard. Il préférait en rester là, et profiter du transfert de Fernando.

Depuis notre retour à la gare, chacun est allé sur le terre-plein à plusieurs reprises pour observer cette belle montagne qu’est Arizaro pour y scruter les diverses étapes de notre ascension. Le détail de notre itinéraire apparaît clairement, malgré la distance. Et nous pouvons même constater la rapidité de la disparition des masses de neige depuis deux jours.

Depuis la fin d’après-midi, le vent se lève, plus fort que jamais, soulevant des trombes de poussière. Il ne cessera de croître de toute la nuit. En même temps, le ciel s’ennuage. C’est un événement très rare dans la puna, renommée pour la pureté et la profondeur de ses ciels bleu-violet. Ces nuages ont en outre un comportement particulier, celui d’être bousculés aller-retour par des vents contraires qui semblent se les disputer; un beau spectacle peut-être, mais une indication de vents extrêmes et désorganisés en altitude. Ces circonstances rendent évidemment Nicolás soucieux.

 

Jour 6 – jeudi 22 novembre
de la gare de Vega de Arizaro (3500m)
au village de La Casualidad (4000m)

Au matin, la situation n’a pas vraiment changé. Le vent étant bien présent à notre altitude, on peut le supposer beaucoup plus fort dans les hauteurs. Les nuages, incongrus dans cette région, demeurent en place malgré qu’ils soient moins menaçants.

Nous chargeons les deux camionetas. Nous nous engageons sur une mauvaise piste qui longe de loin le chemin de fer, en direction de l’ouest, jusqu’à la prochaine gare, celle de Caipe. Une quarantaine de minutes plus tard nous arrivons à ce qui a été une des plus grandes gares de ce réseau, puisqu’elle a servi de gare de desserte pour l’exploitation minière de La Casualidad / Mina Julia.

Une des camionetas, celle d’Augusto, part vers Tolar Grande pour évacuer Fernando du Brésil et Omar; Marco est du voyage pour faire la traduction ainsi que Aníbal. Le groupe en profitera pour ajouter au ravitaillement, surtout en eau.

Pendant cette attente assez longue, les autres explorent le site de la gare de Caipe, qui a en même temps les allures d’un village (avec sa petite église et son cimetière) et d’un site industriel. La gare est située sur deux ou trois grandes terrasses qui dominent d’environ 500 mètres la “rive” du grand Salar de Arizaro situé à une distance de 5 kilomètres. C’est donc dire que la vue est impressionnante sur le salar, comme si il s’agissait d’un très grand lac ou d’un petite mer, avec d’autres chaînes de montagne de l’autre côté à plus de 60 kilomètres. La vue est tellement vaste qu’on se surprend sans cesse à y détourner la tête pour l’admirer.

L’eau est rare ici comme dans toute la zone. Mais elle était évidemment nécessaire aux travailleurs du chemin de fer comme aux locomotives à vapeur. À Vega de Arizaro, elle était pompée depuis les profondeurs du sol, en-dessous des eaux saumâtres des petits marais de surface, puis conservée dans une grande citerne cylindrique aveugle et basse construite sur une petite colline. À Caipe, c’est un mini-aqueduc qui la transporte depuis une humble source située à 5 ou 7 kilomètres dans les montagnes, vers une citerne fermée qui surplombe les voies.

Aussi dure ait-elle été, la vie était possible à Caipe. Encore aujourd’hui, l’eau qui dégoutte des quelques tuyaux de distribution encore en place permet la croissance des seuls vrais arbres (des peupliers) que nous ayons croisés dans cette région, et même d’un petit carré d’herbe entre les voies.

Les bâtiments du village sont encore essentiellement en bon état, avec la plupart des toits encore en place. Toutefois, les fenêtres, la plus grande partie de la plomberie et de l’électricité et les plus belles tuiles ont été retirées. Mais il n’en demeure pas moins émouvant de visiter ces maisons et d’imaginer la difficile vie des travailleurs.

J’ai été particulièrement surpris de découvrir une pièce, qui devait être un dépôt de bagages car elle s’ouvrait seulement sur le quai par une large ouverture, dont le plancher était entièrement couvert de liasses de documents relatifs à la vie de ce chemin de fer. On y trouve des factures, des bordereaux d’expédition, des inventaires et toutes sorte d’autres documents administratifs, minutieusement écrits à la main ou à la dactylo, qui témoignent de l’activité intense de ce bout de chemin de fer, y compris d’un commerce international important et d’une importante distribution d’eau vers les autres gares à partir de Caipe. Il est particulièrement intéressant de feuilleter des factures pour des billets de passage individuels libellés en millions de pesos. Ces factures dataient du début des années 1980, et il faut se rappeler que l’Argentine est un pays champion de l’inflation. Le peso argentin a perdu 3 zéros en 1985, puis 4 autres zéros en 1992, représentant une dévaluation combinée de l’ordre d’au moins 10 millions pour un !

Nous fouillons un peu partout, de la chapelle jusqu’aux quais de transbordement de soufre. Nous grimpons sur un wagon-citerne, ou nous faisons des photos un peu loufoques sur un wagonnet.

Nicolás demeure inquiet des conditions de la température en direction du LLullaillaco. Du côté des vents, rien ne s’améliore.

Nous recevons par radio des nouvelles de la camioneta qui est allée à Tolar Grande. Malgré que le village soit dans le branle-bas indescriptible d’un exercice de simulation d’accident grave, Fernando a été vu par le médecin. Celui-ci ne détecte aucune raison d’inquiétude pour l’immédiat, mais il recommande l’abstention de tout grand effort. Par ailleurs, Fernando et Omar ont trouvé un camionneur qui peut les ramener à Salta. La camioneta de Augusto est déjà sur la route du retour.

Nicolás nous réunit tous pour partager ses inquiétudes. Le vent ne diminue toujours pas même sur les pentes inférieures des sommets de la région du LLullaillaco. Il ne serait présentement même pas possible de monter les tentes au camp de base. Ce serait évidemment bien pire dans les camps supérieurs et au sommet. Dans ces conditions, Nicolás estime que nous devons annuler la tentative d’ascension. Álvaro et Fernando d’Argentine, qui ont connu les vents démentiels de cette montagne à leur descente l’an dernier concourent avec l’idée de Nicolás.

Ce dernier nous fait deux propositions. Nous pourrions changer de cap et tenter l’ascension du Nevado de Chañi, sur la frontière Salta – Jujuy. Mais, dans la direction de ce sommet on constate que l’horizon est particulièrement ennuagé. Il est donc probable que nous ayons une ascension très difficile, dépourvue de visibilité suffisante. Il soumet une autre possibilité, qui serait de transformer complètement notre voyage, de profiter de nos deux camionetas et de réaliser une tournée plus touristique de la puna. Notre itinéraire s’approcherait du LLullaillaco, visiterait le complexe minier de La Casualidad et de la Mina Julia, traverserait lessalares de Rio Grande, Antofalla et de l’Hombre Muerto, et passerait par Antofagasta de la Sierra.

Nous sommes embêtés par la perspective d’annuler l’ascension pour laquelle nous nous sommes préparés. La perspective ne plaît à personne. Après une discussion ouverte, nous nous faisons toutefois à cette idée. Des deux propositions de Nicolás, nous choisissons la tournée de la puna. Pour moi, la déception est forte, car je me voyais depuis des mois réussir l’ascension du LLullaillaco. Ça demandera une certaine dose d’humilité pour accepter un tel échec. Par contre, la réalisation du circuit proposé dans la puna correspond bien au projet dont je rêve depuis plusieurs années. D’autant plus que La Casualidad fait partie du programme. La veille, j’avais justement discuté avec Nicolás de cette possibilité de circuit pour un prochain voyage. L’option de remplacement est donc loin de me déplaire.

Nous préparons le repas du midi (une salade tomates et œufs) pendant que le groupe de l’autre camioneta arrive. Nous mangeons à l’abri du vent dans la vieille gare, avec un entrain très différent, heureux de visiter de nouveaux lieux inconnus, en même temps qu’attristés de ne même pas pouvoir tenter l’ascension du LLullaillaco. Comme je n’aurai plus besoin du stock du pain “mastoc” que j’avais apporté comme supplément de ration, j’en propose comme dessert aux membres du groupe. Comme la rareté (sinon l’absence) des desserts est un constant sujet de blagues un peu amères à table, mes petits pains sont très bien accueillis. On me demande tout de suite d’en partager la recette. Ce que je ferai à mon retour.

Nous reprenons un petit bout de la route asphaltée de La Casualidad, puis bifurquons sur la piste précaire qui mène au col de Socompa. Pour 20 ou 30 kilomètres, nous effectuons une longue montée depuis 3500 jusqu’à 4500 mètres, demeurant en parallèle au chemin de fer. Cette montée accrochée aux flancs de gravier un peu instable me surprend, et me désoriente un peu. Je croyais, d’après mon examen des cartes et photos aériennes que ce chemin du col de Socompa et du Chili demeurait au fond de plaine.

Nous arrêtons au milieu d’une vaste vallée où pousse une herbe courte, dont les touffes espacées prennent une belle teinte soutenue de jaune. L’endroit se nomme justement le Campo Amarillo (le “champ jaune”). Nicolás effectue l’arrêt juste à coté d’un simple monument funéraire érigé sur la tombe d’un marcheur, mort gelé en 1930 en essayant de se rendre au Chili à pied. Il s’agissait d’un marin allemand de 28 ans nommé Karl Wilmer, dont le navire avait quitté Buenos Aires avant qu’il ait pu réintégrer son bord. Le jeune homme avait décidé de rattraper le navire à l’une de ses prochaines escales, sur la côte chilienne. Il s’était rendu à Tucumán puis à Salta par train, et il avait pris le train du Socompa (encore en construction) jusqu’à son terminus temporaire, avant de continuer à pied dans la froidure de la puna. C’est là qui devait être retrouvé.

Peu après, nous quittons le chemin du Socompa et bifurquons en direction du LLullaillaco. Nous sommes au pied d’un massif volcan (le Cerro de la Carpa 5475m), un cône parfait percé lui-même de deux magnifiques cônes secondaires créés beaucoup plus tard d’un matériau différent dont la couleur se démarque parfaitement. C’est l’image parfaite de bébé-volcans !

Nous nous approchons du Salar de LLullaillaco (200 km2) que nous longeons. Sur l’autre rive, à quelque 20 kilomètres en ligne droite, le LLullaillaco lui même domine toute la région. Nous effectuons plusieurs arrêts pour prendre des photos. Chaque fois, le vent nous accueille de toute sa force. Les divers points de vue me convainquent que l’ascension de cette montagne ne doit pas être de toute facilité. Les pentes sont plus fortes que ne laissent croire les photos d’archive.

Devant cette puissante montagne, ma réflexion porte sur l’humilité. Malgré que je sois très capable de soutenir un effort en longueur, peut-être devrais-je me limiter dans le futur à des défis plus simples, plus sobres. Par exemple, m’en tenir à des traversées longues mais sans grandes difficultés. Un projet comme cette longue randonnée vers le Mustang népalais avec Louise me revient à l’esprit depuis les derniers jours. Pendant que nous longeons le salar, je ne cesse fixer mon regard sur le magnifique LLullaillaco.

Ici, nous sommes vraiment dans un désert absolu. Il ne semble y avoir que du minéral ! Aucune végétation visible dans cet univers totalement sec, dans cette planète si étrangère !

Nous quittons l’immense bassin du Salar de LLullaillaco et nous aboutissons à la route qui unit la Mina Julia et le village ruiné de La Casualidad, où nous passons la nuit. C’est la trace du cablecarril qui nous permet d’identifier l’endroit: quelques tours métalliques abandonnées, des longueurs de câble d’acier gisant sur le sol, des bennes éparses et la trace pâle de la poudre de soufre tombée au sol depuis les bennes en mouvement. Une singulière présence humaine dans cet univers sauvage. Nous apercevons quelques instants vers le sud le Cerro Azufre où se trouve la Mina Julia. Mais il se fait tard et nous remettons la visite de cette montagne au lendemain. Nous nous dirigeons plutôt vers le village ruiné de La Casualidad, pour y passer la nuit.

Nous descendons de 500 mètres et découvrons cette ville abandonnée, avec ses installations industrielles. Nous nous installons dans le bâtiment qui offre le meilleur abri, l’église paroissiale. Comme la plupart des toits sont effondrés ou crevés, c’est clairement le meilleur endroit pour nous loger sans devoir monter les tentes. À cette heure tardive (18h30), le froid est déjà au rendez-vous et le vent (qui n’a pas lâché de la journée) augmente encore. La perspective d’un campement abrité n’est donc pas sans charmes. Le toit est encore très bon, les vitres absentes aux fenêtres ont été remplacées par des tôles ondulées; seules les portes manquent, probablement brûlées dans des feux de camp. On sent que l’église est utilisée avec une régularité comme abri des aventuriers de passage.

Nous donnons un bon coup de balai pour éliminer un peu de poussière, mais il en reste une mince pellicule; les matelas gonflables et les sacs de couchage en seront couverts. Tercia et Marco choisissent de monter l’une des tentes pour assurer leur intimité. Tous les autres se choisissent un petit coin. Nous avons un beau bivouac, avec beaucoup d’espace et un haut toit.

Je profite de la clarté qui reste pour faire le tour de La Casualidad, farfouillant un peu partout, recréant un peu la vie simple et difficile de ses habitants. Il n’y avait nulle part de luxe, ou même de grand confort. Le chauffage, l’isolation, la plomberie, l’électricité ne semblent pas du tout adaptés aux conditions extrêmes d’une vie en haute altitude; les commodités semblent plutôt alignées sur les normes des anciens quartiers ouvriers de Buenos Aires. Plusieurs des maisons ou des chambres portent encore des traces de leurs occupants, des dessins, des calendriers, des icônes. Mais il n’y plus aucun signe de vie, sauf le gargouillis de la source d’eau douce chaude qui animent la petite “lagune” clôturée qui permettait la vie et a sans doute attiré en cet endroit l’établissement de la ville et de ses installations industrielles. Cette visite est très émouvante.

En Argentine, même à cette heure tardive, il est encore trop tôt pour songer au souper. Nous partageons plutôt comme merienda un de ces pains de Noël italiens, un délicieux panettone avec du maté et d’autres breuvages chauds. Chacun s’installe et se repose.

Pour le souper nous avons du poulet et de la purée de pommes de terre. Le poulet, c’est du poulet grillé d’épicerie que nous trimbalons depuis Salta. Il “date” donc de presque une semaine, mais il demeure excellent. Tout comme la viande hachée utilisée pour les fajitas la veille. C’est étonnant comment les denrées fraîches transportées dans de simples glacières se conservent très bien, malgré l’absence de source de froid. Il faut croire que l’altitude, l’absence d’humidité et le froid se combinent bien pour assurer la préservation des aliments.

Nous dénichons quelques bouts de bois dehors, juste assez pour allumer un feu dans le demi-tonneau d’acier qui trône au centre de la nef. Cela fait une belle atmosphère. Chacun se retire dans son coin. Je m’endors en observant Nicolás et Augusto qui jouent aux échecs à la lueur de ce feu.

 

 

L’exploitation du soufre à La Casualidad

Au cours de ce voyage, nous avons observé les résidus de ce qui fut une activité régionale importante, l’exploitation du gisement de soufre très particulier de la Mina Julia. Cette exploitation relève de l’improbable, pour plusieurs raisons.

D’abord la source même du minerai est particulièrement pure, du fait qu’il s’agit du résidu de vieilles éruptions volcaniques.

Ensuite le gisement occupe entre 5300 et 5500 mètres d’altitude tout le sommet d’une montagne d’une irréelle couleur blanche métissée de jaune pâle, la couleur du soufre presque pur. Pour cette raison, le géologue qui a découvert ce gisement n’a probablement aucun mérite professionnel !

Ce dépôt est en outre sur la ligne frontalière avec le Chili, ce qui ne manque pas de compliquer les choses.

Cette exploitation a été amorcée au courant de la seconde Guerre Mondiale, d’abord par une compagnie privée (la Compañía Azufrera Argentina) puis reprise en 1952 par une entreprise militaire (la Dirección General de Fabricaciones Militares).

Même si le soufre n’est pas un élément ni rare ni cher, cette exploitation avait une valeur stratégique pour les gouvernements nationaliste et militaires. Le soufre allait servir à la production de produits chimiques et d’explosifs.

Le défi était important. La région est très isolée. Mais l’accès devenait possible par la construction du chemin de fer de Socompa. Mais le climat représentait une difficulté: température froide (moyenne annuelle de seulement +4°C), gel fréquent (300 jours par an), eau rare (37 millimètres par an), faible humidité (25%), des vents quotidiens de plus de 60 kilomètre-heure.

Le minerai était d’abord extrait du sommet, par des moyens assez légers, si l’on juge par l’étroitesse des terrasses que l’on trouve aujourd’hui. Le site d’extraction comportait des logements très simples, destinés aux travailleurs, qui devaient y demeurer temporairement pour quelques jours. À cette époque, les conditions de travail, particulièrement dans le cadre d’une gestion militaire, ne pouvaient guère être faciles. Surtout si l’on sait que les températures baissent au-delà de -30°C.

Le soufre était transporté vers une usine de purification, située à 25 kilomètres de distance et 1200 mètres plus bas dans la petite ville de La Casualidad, où demeuraient les quelques milliers de travailleurs nécessaires. Ce transport s’effectuait par un système de téléphérique, appelé ici cablecarril, où de petites bennes roulaient sur un grand câble porteur. Quelques tours demeurent encore debout à ce jour, plusieurs longueurs de câble gisent au sol et des bennes ont été projetées au fond des vallées lorsque le câble s’est rompu. L’emprise du cablecarril est toujours bien visible dans le paysage par une nette trace blanc-jaunâtre laissée par les petites quantités de soufre tombées des bennes. C’est étonnant de voir cette trace toute droite dans un paysage tellement sauvage.

Aujourd’hui, la ville est en ruines. Il est difficile d’y trouver un abri car la plupart des bâtiments (sauf l’église) on perdu leur toit. La majorité des murs demeurent et on peut parcourir les maisons de chaque catégorie d’employés, toutes très simples, toutes difficiles à chauffer. On retrouve aussi les édifices publics, les résidences d’employés, les clubs de sport, le club des patrons, l’inévitable parc San Martín. C’était un centre actif avec, dit-on, 12 équipes de fútbol.

On peut facilement imaginer l’empire qu’exerçaient le froid, le travail pénible, la discipline et l’altitude sur le travailleurs.

Le soufre était par la suite chargé sur des camions et transporté 60 kilomètres jusqu’à la gare de Caipe sur la seule route asphaltée existante sur les 25000 kilomètres carrés du département de Los Andes. À la gare de Caipe, le soufre était transféré dans des wagons, puis expédié d’abord vers Salta (à 500 kilomètres), puis vers Buenos Aires (2000 kilomètres).

Pour l’essentiel, la Mina Julia a produit entre 10000 et 30000 tonnes de souffre pur chaque année dans cette période de 1952 à 1979. Cette production a permis en bonne partie le fonctionnement du chemin de fer de Socompa.

À partir du moment où j’ai découvert l’existence de cette folle épopée, bien typique du nationalisme insensé de l’Argentine et de l’orgueil des gouvernements militaires, j’ai voulu la comprendre, m’en approcher et en observer les marques. C’était un projet difficile, que je ne pouvais faire sans la collaboration d’au moins un guide, de son véhicule et de son expérience.

Lorsque j’ai appris que le père de mon amie Natalia de Buenos Aires, le peintre Francisco Ruiz, avait passé une partie de sa petite enfance à La Casualidad, le désir de m’y rendre n’a fait que croître.

Et quand j’ai compris que le nom de “La Casualidad” voulait dire “La Chance” ou “Le Hasard” en français, ma fascination était totale. Il fallait absolument que j’y aille. Je n’en voyais pourtant pas la possibilité réelle. Mais je ne pouvais pas non plus imaginer que les détours d’une expédition au LLullaillaco pouvaient m’y conduire.

Suite…